Il y a 50ans, Keith Jarrett a enregistré en concert l’album de jazz solo le plus vendu de l’histoire, et l’album de piano le plus populaire de tous les temps, grâce à un petit miracle et à une fille obstinée de 18ans. C’est pour lui rendre hommage – à la fille convaincue et convaincante – qu’Ido Fluk a réalisé Köln75, présenté à la 75eBerlinale, à propos des coulisses du mythique album The Köln Concert.
En 1975, Keith Jarrett, prodige du piano qui avait intégré la formation de Miles Davis cinq ans plus tôt, a 29ans. Il souffre de maux de dos chroniques, mais décide néanmoins de partir en tournée européenne, où il improvise, à chacun de ses concerts, une heure de musique qui n’a jamais été entendue.
Jarrett n’a plus de contrat chez Columbia et a si peu d’argent qu’il se fait rembourser les 375marks du billet d’avion de Zurich à Cologne, payé par le promoteur du concert allemand. Il fait le trajet de 600kilomètres de nuit, sur le siège passager d’une minuscule Renault4L, en compagnie de son ami Manfred Eicher, fondateur allemand de l’étiquette ECM.
Le promoteur du concert de Cologne, ou plutôt la promotrice, Vera Brandes, n’a que 18ans. Elle est passionnée de jazz, organise des concerts dans sa ville depuis ses 16ans, et s’est lourdement endettée pour louer l’Opéra de Cologne afin que Keith Jarrett puisse s’y produire le 24janvier à 23h30 (la salle de 1400places étant occupée en début de soirée par l’opéra Lulu).

Lorsque Keith Jarrett arrive pour le test de son, d’humeur massacrante, le dos à moitié barré, n’ayant pas dormi de la nuit, il découvre, en lieu et place du Bösendorfer Grand Imperial de 10pieds qu’on lui a promis au contrat, un piano de répétition désaccordé de 6pieds, dont une des pédales est cassée.
Dire que le jazzman n’est pas dans les meilleures dispositions est un euphémisme. Il menace de ne pas jouer. Et pourtant, quelques heures plus tard, grâce au concours de deux accordeurs qui travaillent d’arrache-pied en coulisses de l’opéra, Jarrett compose un chef-d’œuvre d’improvisation jazz.
Comment une adolescente allemande a-t-elle pu, contre vents et marées, convaincre Keith Jarrett de livrer l’un des concerts les plus célèbres de l’histoire du jazz? «Vera Brandes n’a pas eu la lumière qu’elle méritait. C’est pour ça que j’ai fait ce film», a expliqué en conférence de presse à Berlin le réalisateur américain d’origine israélienne de Köln75, Ido Fluk.
Il a dû, lui aussi, surmonter un obstacle majeur afin de réaliser son long métrage de fiction. Keith Jarrett, légendaire pianiste, mais aussi misanthrope, déteste l’enregistrement de The Köln Concert. Il a déjà déclaré que s’il le pouvait, il détruirait les quelque 3,5millions d’exemplaires vendus à ce jour de cet album double enregistré devant public pour ECM.
«Keith Jarrett n’aime pas le concert de Cologne et n’aime pas que les gens le célèbrent, rappelle Ido Fluk. Je le comprends. C’est comme la chanson Creep de Radiohead, que le groupe ne peut supporter.»
The Köln Concert est en quelque sorte le Creep de Keith Jarrett. Il a joué des milliers de concerts, certains sans doute plus aboutis musicalement que celui de Cologne. On l’a contacté, mais il ne voulait pas être associé au film.
Le réalisateur Ido Fluk
On n’entend donc pas une seule minute de la magnifique musique de ce célèbre concert dans le film (qui est pourtant la trame sonore d’une fameuse scène en Vespa de Caro diario de Nanni Moretti). C’est l’un des écueils de ce film par moments charmant, avec ses vagues airs d’Almost Famous, mais bancal. Un autre est d’avoir choisi, pour incarner un personnage de 18ans, une actrice de 28ans: Mala Emde, qui a le même sourire que Kate Hudson dans le film de Cameron Crowe.

Köln75, présenté en première mondiale dans la salle de concert berlinoise qui accueillait tous les grands du jazz dans les années1970, se divise en deux univers, voire pratiquement deux films distincts. Il y a celui de Vera (en allemand), qui remue ciel et terre à Cologne pour que le concert qu’elle a organisé ait lieu. Puis celui de Keith (en anglais), en voyage en Europe avec un Allemand – comme dirait Louis Gauthier – ainsi qu’un journaliste pigiste inventé par Ido Fluk pour nous expliquer, en brisant le quatrième mur, l’évolution du jazz, images d’archives à l’appui.
John Magaro (First Cow, September5) a beau être très convaincant en Keith Jarrett, le mariage entre ces deux univers se fait difficilement. Pour tout dire, le film d’Ido Fluk n’est pas à la hauteur de l’histoire qui l’a inspiré. À sa décharge, c’est une incroyable histoire…
Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par la Berlinale, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.